Chapitre 2 : La Garantie de la Lettre de Change
Ce chapitre aborde les mécanismes essentiels qui renforcent la sécurité et la fiabilité de la lettre de change pour son porteur[cite: 123]. Sans ces garanties, cet instrument perdrait une grande partie de son intérêt dans les relations commerciales. Nous examinerons successivement la provision, l'acceptation par le tiré, et l'aval, une forme de cautionnement spécifique.
Section 1 : La Provision
La provision est la créance sous-jacente qui justifie l'ordre de paiement donné par le tireur au tiré[cite: 123]. C'est un élément fondamental, même si son existence n'est requise qu'à un moment précis.
Il y a provision si, à l'échéance de la lettre de change, celui sur qui elle est fournie (le tiré) est redevable au tireur (ou à celui pour compte de qui elle est tirée) d'une somme au moins égale au montant de la lettre de change[cite: 125].
1. L'Existence de la Provision
- Exigence à l'Échéance : La provision doit exister et être disponible au moment où le paiement est dû[cite: 126, 128]. Elle n'est *pas* une condition de validité de la *création* de la lettre de change[cite: 126, 129]. Une lettre peut être créée valablement même si la provision n'existe pas encore.
- Obligation du Tireur : C'est au tireur qu'incombe l'obligation de s'assurer que la provision existera à l'échéance[cite: 131].
- Conséquence de l'Absence : Si le tireur ne fournit pas la provision, il reste néanmoins tenu personnellement et cambiairement envers le porteur et les autres signataires[cite: 132].
2. La Transmission de la Provision
Un des mécanismes clés de la lettre de change est le transfert automatique de la créance de provision au porteur du titre.
a. Principe du Transfert de Plein Droit (Art. L.511-7, al. 3)
La propriété de la créance de provision est transmise de droit (automatiquement) aux porteurs successifs de la lettre de change[cite: 134]. Ce transfert s'opère immédiatement, dès la remise du titre au premier bénéficiaire ou lors de chaque endossement[cite: 134, 130].
b. Effets du Transfert
- Garantie pour le Porteur : Le porteur acquiert la créance de provision avec tous ses accessoires et sûretés éventuelles[cite: 135].
- Irrévocabilité à l'Échéance : Le droit du porteur sur la provision devient définitif et irrévocable à la date d'échéance[cite: 135].
- Immobilisation Avant Échéance : Bien que le droit ne soit irrévocable qu'à l'échéance, la créance peut être "réservée" au porteur avant cette date par :
- Une clause expresse sur le titre affectant la créance au paiement[cite: 135].
- Une défense faite par le porteur au tiré de payer entre les mains du tireur. Cette défense a des effets similaires à l'acceptation[cite: 136].
- Paiement par le Tiré Non Accepteur : Si le tiré n'a *pas accepté* la lettre et *n'a pas reçu défense de payer*, il peut se libérer valablement en payant sa dette (la provision) au tireur *avant* l'échéance[cite: 137, 138]. Le porteur perd alors son droit sur cette provision.
Section 2 : L'Acceptation
L'acceptation est l'acte par lequel le tiré s'engage personnellement et cambiairement à payer le montant de la lettre de change à l'échéance[cite: 141]. C'est un mécanisme crucial qui renforce considérablement la garantie du porteur.
1. Les Modalités de la Décision d'Acceptation
a. Finalités et Caractère Facultatif
- Engagement du Tiré : Par l'acceptation, le tiré devient le débiteur principal de la lettre de change[cite: 146]. Il s'engage directement envers le porteur.
- Facultative en Principe : Le tiré n'est généralement pas obligé d'accepter la lettre (Art. L.511-15)[cite: 147], même s'il doit effectivement de l'argent au tireur.
- Présentation : Peut être présentée à l'acceptation par le porteur (ou détenteur) jusqu'à l'échéance[cite: 148].
- Clauses Modifiant la Présentation :
- Le tireur peut interdire la présentation à l'acceptation ("non acceptable")[cite: 149]. Si le tiré accepte malgré tout, l'acceptation est valable[cite: 150].
- Le tireur peut rendre obligatoire la présentation à l'acceptation, avec ou sans délai fixe[cite: 152].
b. Formalités de l'Obtention
- Lieu : La présentation se fait au domicile du tiré[cite: 153].
- Support : L'acceptation doit être portée sur la lettre de change elle-même (pas sur un acte séparé pour avoir des effets cambiaires)[cite: 154].
- Forme : Mention "accepté" (ou équivalent) suivie de la signature du tiré. La simple signature du tiré apposée au recto vaut acceptation[cite: 168].
- Date : N'est pas obligatoire pour la validité de l'acceptation[cite: 169].
- Irrévocabilité : L'acceptation devient irrévocable dès que le tiré s'est dessaisi du titre au profit du porteur[cite: 170].
2. Le Refus d'Acceptation
a. La Liberté de Refus
Le tiré est libre de refuser l'acceptation[cite: 157].
Si la lettre est créée en exécution d'une vente de marchandises entre commerçants, et que le tireur a rempli ses obligations, le tiré ne peut refuser d'accepter après un délai normal pour vérifier les marchandises[cite: 158]. S'il refuse abusivement, il perd le bénéfice du terme accordé pour le paiement de la marchandise[cite: 159].
Le refus doit être constaté par un protêt faute d'acceptation (acte extra-judiciaire) pour conserver les recours cambiaires anticipés, sauf si la lettre comporte une clause "sans frais" ou "sans protêt"[cite: 160].
b. Conséquences du Refus
- Recours Anticipés : Le porteur peut exercer ses recours contre les endosseurs, le tireur et les autres obligés (avalistes) avant l'échéance (Art. L.511-38)[cite: 162].
- Déchéance du Terme : Le refus d'acceptation rend immédiatement exigible la créance *fondamentale* du tireur contre le tiré, mais ne change pas l'échéance *cambiaire* de la lettre de change elle-même[cite: 163, 164].
3. Le Régime de l'Acceptation Valable
a. L'Étendue de l'Acceptation
- Pure et Simple : L'acceptation ne peut être soumise à une condition[cite: 166]. Une acceptation conditionnelle serait nulle en tant qu'acceptation cambiaire.
- Partielle Possible : Le tiré peut accepter pour une partie seulement du montant. Le porteur ne peut refuser une acceptation partielle[cite: 167].
b. Les Effets de l'Acceptation
- Engagement Cambiaire Principal : Le tiré accepteur devient le débiteur principal et direct du porteur[cite: 172].
- Présomption de Provision : L'acceptation fait présumer l'existence de la provision à l'égard des endosseurs et du porteur[cite: 173]. Le tiré accepteur ne peut plus opposer au porteur l'absence de provision.
- Inopposabilité des Exceptions : Le tiré accepteur ne peut pas opposer au porteur de bonne foi les exceptions (moyens de défense) qu'il aurait pu avoir contre le tireur (ex: défaut de livraison de la marchandise)[cite: 174]. Il doit payer le porteur, quitte à se retourner ensuite contre le tireur.
- Garantie par l'Endosseur : Sauf clause contraire, l'endosseur garantit l'acceptation[cite: 175].
4. Les Effets de Complaisance
Il s'agit d'une pratique dangereuse et illicite où une lettre de change est créée et acceptée sans opération économique réelle sous-jacente, dans le but principal d'obtenir du crédit.
a. La Notion d'Effet de Complaisance
- Objectif : Procurer du crédit à une personne (le complu, souvent le tireur) grâce à la signature d'une autre (le complaisant, souvent le tiré accepteur) qui n'a pas de dette réelle envers le tireur[cite: 176, 177].
- Mécanisme : Le tireur crée une lettre sur le complaisant, qui l'accepte. Le tireur peut alors escompter (vendre) cette lettre auprès d'une banque pour obtenir de la trésorerie immédiate[cite: 177, 178].
- Traites de Cavalerie : Pour payer un premier effet de complaisance arrivant à échéance, le tireur en crée un nouveau, souvent d'un montant supérieur. C'est une fuite en avant[cite: 179, 180, 181].
- Traites Croisées : Complaisance réciproque entre deux personnes[cite: 182].
- Indices : Absence de relation d'affaires, liens personnels/familiaux, tirage sur une société du groupe[cite: 183].
- Dangers : Risque pour le complaisant d'être obligé de payer[cite: 184], risque pour le porteur de ne pas être payé par un débiteur solvable[cite: 185], retardement de la cessation des paiements et aggravation de la situation du complu[cite: 186].
b. Les Sanctions des Effets de Complaisance
- Nullité de l'Effet : L'effet est nul dans les rapports entre complaisant et complu[cite: 190]. Cette nullité est opposable aux porteurs de mauvaise foi (ceux qui connaissaient le caractère complaisant de l'effet)[cite: 189]. En revanche, le porteur de bonne foi conserve ses recours cambiaires contre tous les signataires[cite: 189].
- Sanctions Personnelles :
- Peut être une cause d'ouverture de procédure collective (redressement/liquidation judiciaire)[cite: 191].
- Peut constituer un acte justifiant la faillite personnelle (emploi de moyens ruineux)[cite: 192].
- Peut constituer le délit de banqueroute[cite: 192].
- Engage la responsabilité civile (faute) des parties envers les tiers lésés[cite: 193].
- Constitue généralement une escroquerie (sanctions pénales : emprisonnement et amende)[cite: 194, 195, 196].
Section 3 : L'Aval
L'aval est une garantie personnelle spécifique au droit cambiaire, s'apparentant à un cautionnement solidaire, mais avec des règles propres[cite: 197, 198]. Il renforce considérablement le crédit de la lettre de change.
L'aval est l'engagement pris par une personne (l'avaliste ou donneur d'aval) de garantir le paiement d'un effet de commerce pour le compte d'un des signataires (l'avalisé)[cite: 197].
1. Les Conditions de l'Aval (Art. L.511-21)
a. Conditions de Fond
- Effets Concernés : Peut être donné sur lettre de change, billet à ordre, chèque (mais pas sur billet non à ordre, qui relève du cautionnement ordinaire)[cite: 201, 202].
- Avaliste : Peut être un tiers non encore signataire, ou une personne déjà signataire (sauf le tiré accepteur qui ne peut avaliser personne)[cite: 203, 206].
- Avalisé : Peut garantir n'importe quel signataire (tireur, accepteur, endosseur, même un autre avaliste)[cite: 208].
- Capacité : Capacité commerciale requise pour avaliser une lettre de change[cite: 204]. Pour billet à ordre ou chèque, capacité civile ou commerciale selon la nature de l'engagement garanti[cite: 205].
- Désignation de l'Avalisé : Non obligatoire. Si non précisé, l'aval est réputé donné pour le tireur (présomption irréfragable, mais limitée par la jurisprudence)[cite: 210, 211, 212, 213].
- Étendue : Garantit normalement tout le montant, y compris l'acceptation[cite: 214, 215]. Peut être limité à une partie de la somme (aval partiel)[cite: 216].
b. Conditions de Forme
- Support : Donné sur l'effet lui-même (recto ou verso) ou sur une feuille attachée (allonge)[cite: 218].
- Formule : "Bon pour aval" ou formule équivalente, ou même simple signature de l'avaliste (si au recto et n'émane ni du tiré ni du tireur)[cite: 219].
- Signature : Manuscrite et obligatoire[cite: 222].
- Mentions Facultatives : Indication de l'avalisé, date, montant (sauf si partiel)[cite: 221, 222].
- Acte Séparé : Possible, permet de garantir plusieurs effets ou d'être discret[cite: 223]. Produit les mêmes effets cambiaires[cite: 224].
2. Les Effets de l'Aval
L'avaliste est à la fois un débiteur cambiaire autonome et une caution solidaire[cite: 224]. Ses droits et obligations varient selon la personne considérée.
a. Rapport Avaliste / Porteur
- Solidarité : Tenu solidairement avec les autres signataires[cite: 226].
- Absence de Bénéfices : Ne peut invoquer ni le bénéfice de discussion (obliger le porteur à poursuivre d'abord l'avalisé) ni le bénéfice de division (si plusieurs avalistes pour le même débiteur)[cite: 226, 227].
- Inopposabilité des Exceptions : Soumis au principe d'inopposabilité des exceptions issues de ses rapports personnels avec d'autres signataires (y compris l'avalisé)[cite: 228].
- Validité de l'Engagement : Son engagement est valable même si celui de l'avalisé est nul pour une cause autre qu'un vice de forme du titre (indépendance des signatures)[cite: 229].
- Opposabilité des Exceptions du Garanti : Il peut toutefois opposer au porteur les exceptions personnelles que l'avalisé aurait pu invoquer (ex: paiement déjà effectué par l'avalisé), sauf si elles résultent d'une nullité autre qu'un vice de forme[cite: 230, 231].
b. Rapport Avaliste / Avalisé (Débiteur Garanti)
- Libération : L'avaliste est libéré si l'avalisé paie l'effet[cite: 232].
- Recours de l'Avaliste Payeur : S'il paie, l'avaliste dispose d'un double recours contre l'avalisé :
- Recours Cambiaire : Il devient porteur de l'effet et peut réclamer le montant payé, intérêts et frais[cite: 233, 234].
- Recours Personnel : Action fondée sur le mandat ou la gestion d'affaires[cite: 235].
c. Rapport Avaliste / Autres Signataires
- Recours de l'Avaliste : L'avaliste qui a payé acquiert les droits cambiaires de l'avalisé et peut donc recourir contre les signataires qui étaient garants de l'avalisé (ex: si aval pour un endosseur, recours contre le tireur, l'accepteur, les endosseurs précédents)[cite: 236, 237].
- Obligations de l'Avaliste : Il est tenu envers les signataires postérieurs à l'avalisé de la même manière que l'avalisé lui-même[cite: 238].
- Co-avaliseurs : Si plusieurs avalistes garantissent des débiteurs différents, celui qui garantit le débiteur le plus ancien peut recourir contre celui qui garantit un débiteur plus récent. S'ils garantissent le même débiteur, celui qui paie a un recours contre les autres pour leur part[cite: 241, 242].
Synthèse des Garanties
Ce chapitre a mis en lumière les trois piliers de la sécurité de la lettre de change :
- La Provision : La créance sous-jacente transférée au porteur.
- L'Acceptation : L'engagement direct et principal du tiré.
- L'Aval : La garantie personnelle et solidaire fournie par un tiers ou un autre signataire.
La combinaison de ces mécanismes, régis par des règles strictes et souvent dérogatoires au droit commun, confère à la lettre de change sa force exécutoire et sa fiabilité en tant qu'instrument de crédit et de paiement dans le monde des affaires.