Chapitre 3 : L'Ouverture des Procédures Collectives
Ce chapitre aborde l'ouverture des trois principales procédures collectives judiciaires : la Sauvegarde, le Redressement Judiciaire et la Liquidation Judiciaire. Contrairement aux procédures préventives, elles emportent des conséquences beaucoup plus lourdes pour le débiteur et ses créanciers, marquant l'intervention du tribunal pour traiter des difficultés avérées.
Nous examinerons les conditions spécifiques à chaque procédure et les effets immédiats du jugement d'ouverture.
A. L'Ouverture de la Procédure de Sauvegarde
La sauvegarde est conçue comme une procédure anticipée, volontaire, ouverte *avant* la cessation des paiements, visant à faciliter la réorganisation de l'entreprise pour permettre la poursuite de l'activité, le maintien de l'emploi et l'apurement du passif (Art. L. 620-1 C. com.).
1. Les Conditions d'Ouverture de la Sauvegarde
a. La Personne du Débiteur (Art. L. 620-2 C. com.)
- Personnes Éligibles : Toute personne exerçant une activité commerciale, artisanale, agricole (depuis loi PACTE), ou une activité professionnelle indépendante (y compris libérale), ainsi que toute personne morale de droit privé.
- Unicité de Procédure : En principe, pas de nouvelle sauvegarde tant qu'un plan précédent n'est pas terminé ("procédure sur procédure ne vaut"), sauf exceptions pour les entrepreneurs individuels avec patrimoines distincts (EIRL, EI post-loi 2022).
- Extension Possible (Art. L. 621-2) : La procédure peut être étendue à d'autres personnes en cas de confusion des patrimoines ou de fictivité de la personne morale, sur demande des organes de la procédure ou du ministère public.
b. La Situation du Débiteur (Art. L. 620-1 C. com.)
- Absence de Cessation des Paiements : Condition essentielle. Le débiteur ne doit *pas* être en état de cessation des paiements au moment où le tribunal statue.
- Difficultés Insurmontables : Le débiteur doit justifier de difficultés (juridiques, économiques, financières) qu'il n'est *pas en mesure de surmonter* seul. Ces difficultés ne doivent pas nécessairement affecter l'activité elle-même (cf. affaire Cœur Défense).
Le tribunal compétent est celui dans le ressort duquel se trouve le siège social (personne morale) ou l'adresse déclarée de l'activité professionnelle (personne physique). Le siège réel prime sur le siège statutaire.
2. Les Effets de l'Ouverture de la Sauvegarde
Le jugement d'ouverture marque le début de la procédure et entraîne des conséquences immédiates.
a. Effets Procéduraux
- Auditions Préalables (Art. L. 621-1) : Le tribunal statue après avoir entendu (ou dûment appelé) le débiteur, les représentants du personnel, et éventuellement le conciliateur si une conciliation a échoué.
- Jugement Public : Prononcé en audience publique. Prend effet à 0h le jour du prononcé.
- Ouverture Période d'Observation : Le jugement ouvre une période d'observation de 6 mois, renouvelable une fois (max 12 mois au total en sauvegarde). Son but est d'établir un diagnostic et d'élaborer un plan.
b. Nomination des Organes de la Procédure
Le tribunal désigne les acteurs clés de la procédure :
- Juge-Commissaire (Art. L. 621-9) : Juge chargé de veiller au déroulement rapide et à la protection des intérêts. Autorise certains actes importants (disposition hors gestion courante, sûretés), contrôle les décisions de l'administrateur, supervise l'inventaire. Peut nommer 1 à 5 créanciers contrôleurs pour l'assister (Art. L. 621-10).
- Administrateur Judiciaire (Art. L. 621-4, L. 622-1) :
- Désignation facultative si entreprise < 20 salariés ET < 3M€ CA HT.
- Proposé par le débiteur possiblement. Peut être l'ancien conciliateur.
- Mission fixée par le tribunal : **surveillance** ou **assistance** du débiteur pour certains ou tous les actes de gestion (différent du redressement où il peut remplacer le dirigeant).
- Le débiteur conserve le pouvoir pour les actes de gestion courante et les actes de disposition/administration non confiés à l'administrateur (Art. L. 622-3), parfois avec autorisation du juge-commissaire.
- Établit le bilan économique, social et environnemental (Art. L. 622-6).
- Exerce le droit d'option sur la poursuite des contrats en cours (Art. L. 622-13) et peut demander la résiliation du bail (Art. L. 622-14). Si pas d'administrateur, ces pouvoirs sont exercés par le débiteur avec avis conforme du mandataire judiciaire (Art. L. 627-2).
- Mandataire Judiciaire (Art. L. 622-20) :
- Désignation obligatoire.
- Rôle : Représente l'intérêt collectif des créanciers.
- Missions principales : Reçoit les déclarations de créances, participe à leur vérification, consulte les créanciers sur le plan, intente des actions dans l'intérêt collectif.
- Commissaire à l'Exécution du Plan (Art. L. 626-25) : Nommé par le jugement arrêtant le plan (souvent l'ancien mandataire judiciaire). Surveille l'exécution du plan, répartit les dividendes, poursuit certaines actions.
B. L'Ouverture du Redressement et de la Liquidation Judiciaire
Ces procédures sont ouvertes lorsque les difficultés sont plus graves, typiquement lorsque l'entreprise est en état de cessation des paiements. Elles sont plus contraignantes.
1. Les Conditions d'Ouverture
a. L'Ouverture d'un Redressement Judiciaire (RJ)
Le RJ concerne les mêmes personnes que la sauvegarde (Art. L. 631-2 C. com.), mais la condition clé est la cessation des paiements.
1. Cessation des Paiements comme Condition Principale :
- Initiative :
- Le débiteur DOIT demander l'ouverture dans les 45 jours suivant la cessation des paiements (sauf demande de conciliation en cours). Omission sanctionnée (Art. L. 631-4, L. 653-8 C. com.).
- Tout créancier (par assignation).
- Le ministère public (par requête).
- Tribunal (indirectement, via information au ministère public).
- Définition Cessation des Paiements (Art. L. 631-1 C. com.) : Impossibilité de faire face au passif exigible avec son actif disponible.
- Passif exigible : Dettes échues, certaines, liquides. Une seule dette peut suffire. Moratoire accordé exclut la dette de l'exigible.
- Actif disponible : Trésorerie, valeurs réalisables immédiatement (effets échus, réserves de crédit disponibles). Exclut immobilisations, stocks.
- Date de Cessation des Paiements : Fixée par le tribunal dans le jugement d'ouverture. Peut être reportée jusqu'à 18 mois en arrière (période suspecte). Ne peut être antérieure à un jugement d'homologation d'accord amiable (sauf fraude) (Art. L. 631-8 C. com.).
- Preuve : Incombe à celui qui demande l'ouverture. Souvent par faisceau d'indices (poursuites, protêts, dettes fiscales/sociales...).
2. Ouverture par Conversion d'une Procédure Antérieure :
- Conversion Sauvegarde -> RJ : Si cessation des paiements constatée en cours de sauvegarde (Art. L. 621-12 C. com.) ou si plan de sauvegarde manifestement impossible menant à bref délai à cessation des paiements (Art. L. 622-10 C. com.).
b. L'Ouverture d'une Liquidation Judiciaire (LJ)
La LJ est la procédure ultime lorsque le redressement n'est pas possible.
- Personnes Concernées : Mêmes personnes que sauvegarde/RJ (Art. L. 640-2 C. com.). Peut être ouverte après cessation d'activité ou décès.
- Conditions Financières (Art. L. 640-1 C. com.) :
- Le débiteur doit être en cessation des paiements.
- ET son redressement doit être manifestement impossible.
- Liquidation Judiciaire Simplifiée (Art. D. 641-10 C. com.) : Obligatoire si pas d'actif immobilier ET CA HT ≤ 750k€ ET ≤ 5 salariés. Procédure accélérée (6 mois à 1 an).
- Rétablissement Professionnel (Art. L. 645-1 C. com. et s.) : Pour personne physique, sans salarié récent, actif < 5000€, bonne foi, pas de procédure similaire récente. Permet effacement des dettes sans liquidation formelle. Examiné d'office par le tribunal.
2. Les Effets de l'Ouverture du RJ et de la LJ
Si certaines règles sont communes à la sauvegarde (gel du passif, etc.), le RJ et surtout la LJ ont des effets spécifiques plus contraignants.
a. Effets Spécifiques à l'Ouverture du Redressement Judiciaire
1. Sur les Personnes :
- Administrateur Judiciaire (Art. L. 631-12 C. com.) : Sa mission peut aller de l'assistance (comme en sauvegarde) jusqu'à assurer seul l'administration de l'entreprise, remplaçant potentiellement le dirigeant.
- Dirigeants :
- Éviction possible : Si l'AJ assure seul la gestion.
- Incessibilité automatique des droits sociaux dès le jugement d'ouverture (Art. L. 631-10 C. com.).
- Possibilité de mesures conservatoires sur leurs biens personnels si action en responsabilité engagée (Art. L. 631-10-1 C. com.).
- Possibilité de remplacement et de cession forcée de leurs parts/actions si nécessaire au plan (Art. L. 631-19-1 C. com.).
- Associés : Possibilité de désigner un mandataire pour voter la reconstitution des capitaux propres à leur place (Art. L. 631-9-1 C. com.), voire d'évincer les majoritaires dans de grandes entreprises sous conditions strictes (Art. L. 631-19-2 C. com.).
- Salariés : Régime de licenciement économique simplifié possible (si urgent, inévitable, indispensable) avec autorisation du juge-commissaire. Garantie des créances salariales par l'AGS.
2. Sur les Biens : La Période Suspecte (Art. L. 632-1 à L. 632-4 C. com.)
Concerne les actes passés entre la date (fixée ou reportée) de cessation des paiements et le jugement d'ouverture du RJ ou de la LJ.
Permet de reconstituer l'actif du débiteur en annulant certains actes passés pendant cette période qui ont appauvri l'entreprise ou rompu l'égalité entre créanciers.
Action exercée par l'administrateur, le mandataire, le commissaire à l'exécution ou le ministère public.
- Nullités de Droit (Art. L. 632-1, I) : Annulation automatique (sans preuve de fraude) pour certains actes précis :
- Actes à titre gratuit (donations...).
- Contrats déséquilibrés.
- Paiements de dettes *non échues*.
- Paiements de dettes échues par mode *anormal* (dation...).
- Constitution de sûretés réelles pour dettes *antérieures*.
- Déclaration d'insaisissabilité.
- Nullités Facultatives (Art. L. 632-1, II et L. 632-2) : Annulation laissée à l'appréciation du tribunal :
- Actes à titre gratuit et déclaration d'insaisissabilité dans les 6 mois *précédant* la cessation des paiements.
- Actes à titre onéreux, paiements de dettes *échues*, saisies... effectués *après* la date de cessation des paiements SI le cocontractant/créancier *avait connaissance* de la cessation des paiements.
- Exception (Art. L. 632-3) : Les paiements par LDC, billet à ordre ou chèque échappent en principe à ces nullités. Mais une action en *rapport* (remboursement) est possible contre le tireur/bénéficiaire/1er endosseur s'il avait connaissance de la cessation des paiements.
b. Effets Spécifiques à l'Ouverture de la Liquidation Judiciaire
1. Sur les Personnes :
- Organes : Désignation d'un liquidateur judiciaire et d'un juge-commissaire.
- Rôle du Liquidateur : Représente le débiteur dessaisi, administre (si maintien activité), exerce actions, réalise actif, prépare répartition.
2. Sur les Biens :
- Dessaisissement (Art. L. 641-9) : Effet majeur. Le débiteur est **dessaisi de plein droit** de l'administration et de la disposition de ses biens. Le liquidateur exerce les droits et actions.
- Exceptions au Dessaisissement : Droits attachés à la personne, droits propres dans la procédure.
- Déchéance du Terme (Art. L. 643-1) : Le jugement de LJ rend exigibles immédiatement toutes les créances non échues.
Points Clés du Chapitre 3 (Livre II)
Ce chapitre marque l'entrée dans les procédures judiciaires contraignantes :
- La Sauvegarde est ouverte AVANT la cessation des paiements pour des difficultés insurmontables ; le débiteur conserve un rôle central dans la gestion (assisté ou surveillé).
- Le Redressement Judiciaire est ouvert APRÈS la cessation des paiements (< 45j pour l'initiative du débiteur) ; la gestion peut être confiée en tout ou partie à l'administrateur ; la période suspecte permet d'annuler certains actes.
- La Liquidation Judiciaire est ouverte en cas de cessation des paiements ET si le redressement est manifestement impossible ; elle entraîne le dessaisissement du débiteur et vise à vendre les actifs pour payer les créanciers. Existe en version simplifiée ou peut être remplacée par un rétablissement professionnel pour les cas les plus simples.
- Les organes de la procédure (Juge-commissaire, Administrateur (Sauvegarde/RJ), Mandataire Judiciaire, Liquidateur (LJ)) ont des rôles distincts et cruciaux.
- La notion de cessation des paiements (passif exigible / actif disponible) est centrale pour distinguer Sauvegarde et RJ/LJ.
- La période suspecte et les nullités associées sont un mécanisme clé du RJ et de la LJ.
- Le dessaisissement et la déchéance du terme sont des effets majeurs spécifiques à la Liquidation Judiciaire.
Comprendre les conditions d'ouverture et les effets immédiats de chaque procédure est fondamental pour analyser la situation d'une entreprise en difficulté et les conséquences pour toutes les parties prenantes.