Chapitre 6 : Les Créanciers dans la Procédure Collective
L'ouverture d'une procédure collective (sauvegarde, redressement ou liquidation judiciaire) bouleverse la situation des créanciers du débiteur. Ils sont soumis à une discipline collective stricte visant à permettre le traitement des difficultés de l'entreprise, souvent au détriment de leurs droits individuels. Ce chapitre examine le statut des créanciers, leurs droits et leurs obligations au sein de la procédure.
La manière dont un pays traite ses créanciers en cas de difficultés d'une entreprise est un facteur clé d'attractivité économique. Un droit jugé trop favorable au débiteur peut inciter des entreprises à déplacer leur siège social ("forum shopping") pour bénéficier de règles plus clémentes, d'où les efforts d'harmonisation européenne.
A. Les Droits (Limités) des Créanciers
Si la procédure impose des contraintes fortes, elle tente aussi de préserver certains droits et de favoriser la poursuite des relations contractuelles utiles à l'entreprise.
1. La Poursuite Favorisée des Relations avec le Débiteur
Le législateur incite au maintien des relations d'affaires pour donner une chance à l'entreprise de se redresser.
a. La Continuation des Contrats en Cours
Notion de Contrat en Cours :
Il s'agit d'un contrat conclu avant le jugement d'ouverture, mais dont l'exécution (la prestation caractéristique) n'est pas achevée à cette date. Sont exclus les contrats déjà exécutés ou résiliés définitivement avant l'ouverture.
Principe de Continuation (Art. L. 622-13 C. com.) :
- Ordre Public : Le jugement d'ouverture n'entraîne **pas** la résiliation automatique des contrats en cours, même si une clause du contrat le prévoit. Ces clauses sont réputées non écrites.
- Obligation du Cocontractant : Le cocontractant doit remplir ses obligations malgré le défaut d'exécution par le débiteur d'engagements antérieurs au jugement (neutralisation de l'exception d'inexécution pour le passé).
- Faculté d'Option : Seul l'administrateur judiciaire (ou le débiteur/liquidateur en leur absence ou en LJ) a la faculté d'exiger la continuation du contrat. Le cocontractant ne peut l'imposer.
- Paiement des Prestations Futures : Si le contrat est continué, la prestation fournie par le cocontractant *après* le jugement d'ouverture doit être payée au comptant (sauf délais accordés par le cocontractant), hors sauvegarde.
Cas de Résiliation :
Le contrat en cours peut être résilié dans plusieurs cas :
- Décision de l'administrateur (ou débiteur/liquidateur) de **ne pas continuer** le contrat.
- Après **mise en demeure** du cocontractant restée sans réponse de l'administrateur pendant plus d'un mois.
- En cas de **défaut de paiement** d'une prestation due *après* le jugement d'ouverture.
- À la demande de l'administrateur au juge-commissaire, si la résiliation est **nécessaire à la sauvegarde** et ne lèse pas excessivement le cocontractant.
Règles Spécifiques à Certains Contrats :
- Contrat de Travail : Exclu de l'option, continué de plein droit (régime de licenciement spécifique si besoin).
- Ouverture de Crédit Bancaire : La banque peut résilier sans préavis si situation *irrémédiablement compromise* (preuve difficile).
- Bail Commercial (Art. L. 622-14) : Continué de plein droit. L'administrateur a la faculté de résilier unilatéralement. Le bailleur ne peut agir en résiliation pour loyers impayés (antérieurs ou postérieurs) qu'après un délai de 3 mois post-jugement.
b. Le Financement de la Poursuite de l'Activité (Privilège des Créances Postérieures)
Pour inciter les partenaires à continuer de contracter avec l'entreprise en difficulté, la loi accorde un privilège de paiement aux créances nées après le jugement d'ouverture sous certaines conditions (Art. L. 622-17 C. com.).
Conditions du Privilège :
- Créance née **après** le jugement d'ouverture (date de la prestation déterminante).
- Née **régulièrement** (dans le respect des pouvoirs de gestion du débiteur/administrateur).
- Née **pour les besoins** du déroulement de la procédure/période d'observation OU en **contrepartie d'une prestation fournie** au débiteur pour son activité professionnelle pendant cette période.
Effets du Privilège :
- Paiement à l'Échéance : Ces créances doivent être payées à leur échéance normale.
- Absence de Contraintes : Le créancier n'est pas soumis à l'arrêt des poursuites ni à l'arrêt du cours des intérêts pour cette créance.
- Priorité de Paiement : Si elles ne sont pas payées à l'échéance (et portées à la connaissance des mandataires), elles sont payées **par privilège avant toutes les autres créances** (sauf frais de justice et salaires superprivilégiés), selon un ordre interne défini (Art. L. 622-17, L. 641-13).
- Sanction : Le défaut de porter la créance à la connaissance des mandataires fait perdre le privilège de paiement prioritaire, mais pas le droit au paiement à l'échéance ni le droit de poursuite.
Les créances résultant d'un **nouvel apport de trésorerie** pendant la période d'observation (pour assurer la poursuite d'activité) bénéficient d'un rang de priorité **encore meilleur**, juste après les frais de justice et les salaires superprivilégiés, pour encourager le financement frais.
2. Les Contraintes Imposées aux Créances Existantes (Gel du Passif)
C'est le cœur de la discipline collective : les droits des créanciers antérieurs au jugement d'ouverture sont sévèrement encadrés pour permettre à l'entreprise de respirer.
a. L'Interdiction du Paiement des Créances Antérieures (Art. L. 622-7 C. com.)
Principe :
Le jugement d'ouverture emporte interdiction **absolue** pour le débiteur de payer toute créance née avant ce jugement.
Tout paiement fait en violation de cette interdiction est nul et peut être annulé (action en rapport) à la demande de tout intéressé (mandataire, autre créancier...) pendant 3 ans.
Exceptions Limitées :
- Compensation de créances connexes : Si le créancier est aussi débiteur du débiteur pour une créance née d'un même contrat ou ensemble contractuel.
- Créances alimentaires.
- Paiement autorisé par le juge-commissaire pour retirer un gage, une rétention légitime, ou lever une option de crédit-bail, si justifié par la poursuite d'activité.
- Paiement immédiat des créances salariales superprivilégiées (60 derniers jours avant jugement).
b. Les Autres Règles Gelant le Passif
- Interdiction / Interruption des Poursuites Individuelles (Art. L. 622-21) : Le jugement arrête ou interdit toute action en justice visant à obtenir le paiement d'une somme d'argent ou la résolution d'un contrat pour non-paiement d'une créance antérieure. Concerne aussi les actions en exécution d'une obligation de faire se résolvant en dommages-intérêts.
- Suspension des Actions contre les Cautions (Art. L. 622-28) : Le jugement suspend aussi les actions contre les cautions personnes physiques et autres garants personnes physiques jusqu'au jugement arrêtant le plan ou prononçant la liquidation.
- Arrêt du Cours des Intérêts (Art. L. 622-28) : Le cours des intérêts (légaux, conventionnels, de retard) et majorations est arrêté pour les créances antérieures (sauf prêts > 1 an). Les cautions personnes physiques en bénéficient aussi.
- Arrêt des Inscriptions (Art. L. 622-30) : Interdiction de prendre de nouvelles inscriptions de sûretés (hypothèques, nantissements) après le jugement d'ouverture pour garantir des créances antérieures.
3. L'Effet Réel de la Procédure Collective
La procédure n'affecte pas que les créances, mais aussi les biens du débiteur.
a. Biens Inclus dans la Procédure
Tous les biens appartenant au débiteur au jour du jugement d'ouverture constituent le gage des créanciers et sont donc englobés dans la procédure (sauf exceptions ci-dessous). Cela inclut :
- Biens professionnels et personnels (sauf si EI avec patrimoines séparés).
- Biens communs si marié sous le régime de la communauté (sauf gains et salaires du conjoint).
b. Biens Exclus de la Procédure
- Biens Indivis : En principe exclus (sauf si l'indivision naît en cours de procédure). Les créanciers de l'indivision priment.
- Biens Insaisissables par Nature : Biens mobiliers nécessaires à la vie/travail, créances alimentaires, portion insaisissable des salaires extérieurs.
- Immeubles Déclarés Insaisissables : Résidence principale de l'entrepreneur individuel (insaisissable de droit depuis loi Macron) et autres immeubles non professionnels ayant fait l'objet d'une déclaration notariée valide avant la période suspecte.
- Droits et Actions à Caractère Personnel : Actions d'état, réparation préjudice moral, bail d'habitation personnel...
Le débiteur conserve le pouvoir d'accomplir seul des actes conservatoires et d'exercer les "droits propres" que la loi lui reconnaît dans le cadre de la procédure (ex: faire appel de certaines décisions).
B. Les Obligations des Créanciers
Pour préserver leurs droits dans la procédure, les créanciers doivent impérativement respecter certaines obligations, principalement la déclaration de leurs créances et l'action en revendication pour les propriétaires de biens.
1. La Déclaration des Créances (Art. L. 622-24 et s.)
C'est l'acte fondamental par lequel le créancier antérieur informe les organes de la procédure de l'existence et du montant de sa créance.
a. Modalités de la Déclaration
- Qui déclare ? Tous les créanciers dont la créance est née avant le jugement d'ouverture (sauf les salariés pour leurs créances salariales).
- À qui ? Au mandataire judiciaire (ou au liquidateur si LJ ouverte d'emblée).
- Délai ? **2 mois** à compter de la publication du jugement d'ouverture au BODACC.
- Point de Départ Spécial : Pour les créanciers titulaires d'une sûreté publiée ou liés par un contrat publié, le délai court à compter de l'avertissement personnel qu'ils reçoivent du mandataire.
- Contenu de la Déclaration (Art. L. 622-25) : Montant dû au jour du jugement (+ sommes à échoir), nature de la créance, nature de la sûreté éventuelle, modalités de calcul des intérêts, documents justificatifs.
- Forme : Faite par le créancier ou son mandataire. Peut être ratifiée si faite par un tiers. Présomption d'action pour le compte du créancier si le débiteur a porté la créance à la connaissance du mandataire.
Le délai de 2 mois (ou le délai spécial post-avertissement) est un délai préfix (non susceptible de suspension/interruption). Le non-respect entraîne des conséquences très graves.
b. Effets de la Déclaration (ou de son Absence)
- Défaut de Déclaration = Inopposabilité (Art. L. 622-26) : Le créancier qui ne déclare pas dans les délais est forclos. Sa créance devient **inopposable** à la procédure. Il ne sera pas admis aux répartitions et dividendes pendant la procédure et l'exécution du plan. En cas de succès du plan, cela équivaut à une **extinction** de la créance.
- Relevé de Forclusion : Possible sur requête au juge-commissaire dans les **6 mois** suivant la publication du jugement d'ouverture, SI le créancier prouve que son retard n'est pas de son fait (ex: il ignorait légitimement l'ouverture) ou est dû à une omission du débiteur. S'il est relevé, il a 1 mois pour déclarer.
- Effet Conservatoire (Art. L. 622-25-1) : La déclaration interrompt la prescription de la créance jusqu'à la clôture de la procédure.
2. L'Action en Revendication (Art. L. 624-9 et s.)
Concerne les tiers propriétaires de biens meubles qui se trouvent entre les mains du débiteur au moment du jugement d'ouverture.
a. Régime des Revendications Mobilières
- Objectif : Faire reconnaître son droit de propriété sur un bien meuble (corporel ou incorporel) et en obtenir la restitution.
- Qui doit agir ? Tout propriétaire de meuble détenu par le débiteur (prêt, dépôt, location, vente avec réserve de propriété...).
- Dispense d'Action (Art. L. 624-10) : Le propriétaire est dispensé si le contrat portant sur le bien a fait l'objet d'une publicité (ex: crédit-bail, location > 12 mois publiée, nantissement de fonds de commerce...). Une simple demande de restitution suffit alors.
- Délai d'Action (Art. L. 624-9) : **3 mois** à compter de la publication du jugement d'ouverture au BODACC. Délai préfix, **aucun relevé de forclusion** possible.
- Procédure : Demande amiable (LRAR) à l'administrateur/liquidateur. Si pas d'accord dans 1 mois (ou contestation), requête au juge-commissaire.
- Conditions de Fond (Art. L. 624-16) : Le bien doit se retrouver "en nature" chez le débiteur (non transformé, non incorporé de manière indissociable, non mélangé si fongible). Possibilité de revendiquer le prix si le bien a été vendu ET que le prix n'a pas encore été payé par le sous-acquéreur (subrogation réelle - Art. L. 624-18).
b. Effet des Revendications
- Reconnaissance et Restitution : Si l'action aboutit, le droit de propriété est reconnu. La restitution effective peut dépendre de l'option exercée sur le contrat en cours (si le bien est loué par ex.).
- Cas Spécifique : Clause de Réserve de Propriété (CRP) (Art. L. 624-16) :
- Conditions d'efficacité : Clause écrite, convenue au plus tard à la livraison.
- Action : Le vendeur doit revendiquer dans les 3 mois.
- Option des organes : L'administrateur/liquidateur peut demander au juge-commissaire l'autorisation de payer le solde du prix pour conserver le bien si utile à l'activité.
- Restitution : Si l'option de payer n'est pas levée, le bien est restitué. La créance du vendeur est éteinte à hauteur de la valeur du bien repris.
- Revendication du Prix : Si le bien a été revendu par le débiteur avant l'ouverture à un sous-acquéreur de bonne foi, le vendeur peut revendiquer le prix (ou la partie du prix) encore dû par ce sous-acquéreur.
Maîtriser les délais et procédures de déclaration de créance et de revendication est **absolument crucial** pour tout avocat conseillant des créanciers d'entreprises en difficulté. Un oubli ou une erreur peut entraîner la perte totale des droits du client.
Points Clés du Chapitre 6 (Livre II)
Ce chapitre définit le cadre juridique s'appliquant aux créanciers une fois la procédure collective ouverte :
- Continuation des contrats en cours : Principe favorisant la poursuite, mais avec un droit d'option pour l'administrateur/liquidateur.
- Privilège des créances postérieures : Mécanisme incitatif pour financer la période d'observation.
- Gel du passif antérieur : Règle cardinale interdisant le paiement des dettes nées avant le jugement (sauf exceptions) et arrêtant les poursuites et le cours des intérêts.
- Effet réel : La procédure englobe les biens du débiteur (sauf exceptions comme les biens insaisissables).
- Obligation de déclarer les créances : Formalité impérative dans un délai strict (2 mois) sous peine d'inopposabilité.
- Obligation de revendiquer les meubles : Action nécessaire pour les propriétaires de meubles (dont vendeurs avec CRP) dans un délai de 3 mois pour obtenir restitution.
L'équilibre entre la nécessité de "geler" le passé pour permettre un nouveau départ et la préservation minimale des droits des créanciers (paiement des créances utiles, reconnaissance de propriété) est au cœur de cette discipline.