La Grève Partie 5 - Chapitre 1
La Partie 5 de ce cours aborde les relations collectives de travail, qui dépassent le cadre individuel du contrat pour s'intéresser aux rapports entre l'employeur et la collectivité des salariés, souvent représentée par les syndicats. Ce premier chapitre traite d'un des modes d'action collective les plus emblématiques et juridiquement protégés : la grève. Droit fondamental de valeur constitutionnelle, la grève permet aux salariés de cesser le travail pour défendre leurs intérêts professionnels. Sa définition et son régime sont largement issus de la jurisprudence (L. 2511-1 et s.
).
Section 1: La Notion de Grève
Qualifier un mouvement de "grève" au sens juridique est essentiel, car cela déclenche un régime protecteur pour les salariés participants (notamment la suspension du contrat et l'immunité disciplinaire). À l'inverse, un mouvement non qualifié de grève (mouvement illicite) expose les salariés à des sanctions.
La jurisprudence définit la grève comme la réunion de trois éléments cumulatifs :
A. Un Arrêt Complet et Collectif du Travail
- Cessation du Travail : Il faut une interruption totale de l'exécution de la prestation de travail par les salariés concernés.
- Formes Licites : L'arrêt peut être de courte durée, répété (débrayages), concerner successivement différents ateliers (grève tournante - sauf services publics), ou un service stratégique bloquant la production (grève "bouchon").
- Limites : La grève ne doit pas entraîner une désorganisation de l'entreprise allant au-delà des conséquences normales d'un arrêt de travail (appréciation factuelle par les juges). Elle ne doit pas non plus viser à une autosatisfaction des revendications (ex: cesser le travail le samedi pour revendiquer de ne pas travailler le samedi).
- Formes Illicites : Le simple ralentissement du travail (grève perlée) ou une exécution volontairement défectueuse ne constituent pas une grève mais une faute contractuelle sanctionnable.
- Caractère Collectif : La cessation du travail doit être le fait d'au moins deux salariés agissant de concert.
- Exceptions (Grève Individuelle Licite) :
- Le salarié est l'unique salarié de l'entreprise.
- Le salarié participe à un mot d'ordre de grève national ou sectoriel lancé par un syndicat représentatif.
- Exceptions (Grève Individuelle Licite) :
B. Des Revendications Professionnelles
- Nature des Revendications : La grève doit avoir pour objectif la défense d'intérêts professionnels collectifs.
- Exemples : Augmentation des salaires, amélioration des conditions de travail, maintien de l'emploi, protestation contre une décision de l'employeur affectant la collectivité, application d'un accord collectif...
- Les revendications purement politiques ne justifient pas une grève au sens du droit du travail.
- Information de l'Employeur : Les revendications doivent être portées à la connaissance de l'employeur au moment de l'arrêt de travail ou préalablement. Aucune forme particulière n'est exigée (oral, écrit, tract...). L'employeur doit savoir pourquoi les salariés cessent le travail.
- Possibilité de Satisfaction : Les revendications doivent, au moins partiellement, pouvoir être satisfaites par l'employeur.
- Grève de Solidarité : Licite si elle se rattache à une revendication professionnelle intéressant l'ensemble des salariés (ex: soutenir un collègue licencié économiquement pour défendre l'emploi).
- Caractère Raisonnable : Le juge ne contrôle pas le caractère raisonnable ou la légitimité des revendications elles-mêmes.
C. Absence de Formalisme (Secteur Privé)
- Contrairement au secteur public, aucun préavis n'est requis pour déclencher une grève dans une entreprise privée. L'arrêt de travail peut être immédiat dès lors que les revendications sont connues de l'employeur.
- La grève n'a pas besoin d'être "appelée" par un syndicat pour être licite.
Section 2: Les Effets de la Grève sur le Contrat de Travail
L'exercice licite du droit de grève produit des effets juridiques majeurs sur la relation de travail.
A. Suspension du Contrat et Conservation de l'Emploi
- Effet Principal : La grève suspend l'exécution du contrat de travail, mais ne le rompt pas (
L. 2511-1
al. 1). - Interdiction du Licenciement pour Fait de Grève : Tout licenciement prononcé en raison de la participation à une grève licite est nul de plein droit (
L. 2511-1
al. 2 &L. 1132-2
). - Conséquences de la Nullité : Le salarié a droit à sa réintégration immédiate et au paiement des salaires perdus depuis son éviction. S'il ne demande pas la réintégration, il a droit aux indemnités de rupture et à une indemnité pour licenciement nul (minimum 6 mois de salaire).
- Retour au Travail : Le salarié gréviste peut reprendre le travail à tout moment ; l'employeur doit le réintégrer à son poste.
B. Protection contre le Pouvoir Disciplinaire
- Immunité Disciplinaire de Principe : L'employeur ne peut prendre aucune sanction (avertissement, mise à pied...) ni mesure discriminatoire (en matière de rémunération, d'avantages...) à l'encontre d'un salarié en raison de l'exercice normal du droit de grève (
L. 2511-1
al. 2 &L. 1132-2
). Une telle sanction serait nulle. - Exception : La Faute Lourde : L'employeur retrouve son pouvoir disciplinaire uniquement si le salarié gréviste commet une faute lourde, c'est-à-dire une faute personnelle, détachable de l'exercice normal du droit de grève et caractérisée par une intention de nuire.
- Exemples : Actes de violence contre les personnes, dégradations volontaires de matériel, séquestration, blocage total et durable empêchant l'accès à l'entreprise pour les non-grévistes...
- La simple participation à un piquet de grève ou à une occupation pacifique des locaux n'est généralement pas une faute lourde.
- Responsabilité Civile/Pénale : La faute lourde peut également engager la responsabilité civile du salarié (réparation préjudice) et/ou sa responsabilité pénale si les faits constituent une infraction. La responsabilité du syndicat est rarement retenue, sauf participation directe à des actes illicites.
C. Suspension de la Rémunération
- Principe : Pas de Travail = Pas de Salaire : La suspension du contrat entraîne la suspension de l'obligation de l'employeur de verser le salaire. La retenue doit être strictement proportionnelle à la durée de l'arrêt de travail.
- Calcul de la Retenue : Calculée sur le salaire de base et les compléments directs du salaire (ex: prime de rendement), mais pas sur des éléments indépendants de la présence (ex: prime d'ancienneté si calculée mensuellement, remboursements de frais...).
- Règle Spécifique Fonction Publique : Souvent application de la règle du "trentième indivisible" (perte d'1/30ème du traitement mensuel pour toute journée commencée, même pour une grève de courte durée).
- Exceptions au Non-Paiement :
- Accord Collectif ou Accord de Fin de Grève : Peut prévoir le paiement des jours de grève (souvent en contrepartie de la reprise du travail).
- Grève due à un Manquement Grave de l'Employeur : Si la grève est provoquée par un manquement grave et délibéré de l'employeur à ses obligations essentielles (ex: non-paiement répété des salaires, violation grave des règles de sécurité), la jurisprudence admet parfois que les salaires restent dus.
Section 3: Les Ripostes Patronales à la Grève
Face à une grève, l'employeur doit continuer à gérer son entreprise et à remplir ses obligations envers ses clients et les salariés non-grévistes. Ses moyens d'action sont cependant limités par le droit de grève.
A. La Réorganisation de la Production
L'employeur peut prendre des mesures pour limiter l'impact de la grève sur l'activité :
- Redéploiement des Non-Grévistes : Affecter temporairement les salariés non-grévistes à des tâches habituellement effectuées par les grévistes, sous réserve que cela ne constitue pas une modification de leur contrat de travail nécessitant leur accord.
- Sous-Traitance / Transfert d'Activité : Faire appel à des entreprises extérieures ou transférer la production vers d'autres sites.
- Remplacement des Grévistes : C'est le point le plus sensible :
- INTERDIT de recourir à des CDD ou à des contrats de travail temporaire (intérim) spécifiquement pour remplacer des salariés grévistes (
L. 1242-6
,L. 1251-10
). - Le recrutement en CDI reste possible, mais la fin de la grève ne constitue pas un motif de rupture de ces nouveaux contrats.
- Le prêt de personnel à but non lucratif entre entreprises pourrait être envisagé, mais son utilisation pour briser une grève serait probablement jugée illicite.
- INTERDIT de recourir à des CDD ou à des contrats de travail temporaire (intérim) spécifiquement pour remplacer des salariés grévistes (
B. L'Interdiction du Lock-Out
- Définition : Fermeture temporaire de tout ou partie de l'entreprise décidée par l'employeur en réponse à une grève, visant à faire pression sur les grévistes en privant aussi les non-grévistes de travail (et de salaire).
- Principe : INTERDICTION du lock-out. Il est considéré comme une mesure illicite car :
- Il constitue une entrave à l'exercice du droit de grève.
- Il constitue une faute contractuelle envers les non-grévistes, l'employeur ne leur fournissant pas le travail convenu. L'employeur reste tenu de payer les non-grévistes empêchés de travailler du fait du lock-out.
- Exception Très Restrictive : Le lock-out peut être justifié uniquement si l'employeur se trouve dans une situation contraignante insurmontable l'empêchant totalement de fournir du travail aux non-grévistes. Exemples admis par la jurisprudence (appréciation stricte) :
- Situation d'insécurité majeure (violences, menaces graves).
- Blocage total de l'entreprise par les grévistes rendant impossible l'accès ou le fonctionnement, notamment après avoir obtenu une ordonnance d'expulsion non exécutée par la force publique.
C. Le Recours au Juge
L'employeur peut saisir la justice dans certaines situations liées à la grève :
- Action en Expulsion : Si la grève s'accompagne d'une occupation illicite des locaux ou d'un blocage empêchant la liberté du travail des non-grévistes ou l'accès à l'entreprise, l'employeur peut saisir le juge des référés (Président du TJ) pour obtenir une ordonnance d'expulsion, fondée sur un "trouble manifestement illicite".
- Action en Responsabilité :
- Contre un salarié gréviste : Uniquement en cas de faute lourde personnelle prouvée.
- Contre un syndicat : Très rarement admise, nécessite la preuve d'une participation directe du syndicat à des actes illicites constitutifs de faute lourde.